Alfie Kohn, conférencier et auteur de nombreux ouvrages sur la parentalité et l’éducation, propose régulièrement sur son blog des articles étayés par les dernières études. Récemment, il a publié un article intitulé “Hors de contrôle”. Il nous a semblé intéressant de le traduire pour le lectorat français. Il est l’auteur de deux livres traduits en français Aimer nos enfants inconditionnellement et Le Mythe de l’enfant gâté et, à ce titre, a l’expertise pour parler parentalité. Bien que son article soit une critique du système américain, les Français apprécieront de constater que l’herbe n’est pas plus verte chez le voisin, d’une part, et pourront se délecter de la référence faite à Albert Camus et son œuvre La Peste. Nous vous souhaitons une agréable lecture !
Dans un commentaire resté célèbre, Warren Buffett a fait remarquer que lorsque la mer se retire, on voit qui a nagé nu. De la même manière, lorsqu’une pandémie arrive, nous sommes confrontés à la manifestation éclatante du genre de société dans lequel nous vivions jusqu’ici : nous observons les conséquences de l’absence d’un système national de santé publique solide. Nous comprenons véritablement les effets des inégalités économiques extrêmes : même au sein de la classe moyenne, nombreux sont ceux qui sont au bord du gouffre, lorsqu’à peine un ou deux versements de leur salaire les séparent de la misère. Et nous voyons une très bonne idée des systèmes de croyances propres à notre culture : la dévotion quasi-théologique à la loi du libre-échange et l’aversion profonde pour le secteur public, la tendance à idolâtrer la « liberté » individuelle et à mépriser le bien commun.
Dans une perspective mondiale, les États-Unis font exception par leur obsession de l’autosuffisance. Notre code éthique semble commencer et se terminer par la non-ingérence et la prééminence des choix personnels. Notre méfiance à l’égard des entreprises collectives était déjà apparente aux yeux de Tocqueville, voilà près de deux cents ans. Nos divertissements populaires célèbrent les héros qui agissent indépendamment plutôt que de façon interdépendante. Contrairement à d’autres sociétés occidentales, l’Amérique se définit par une absence d’engagement en faveur des valeurs communes et de la valeur de ce qui est partagé. Nous sommes divisés, repliés sur nous-mêmes au point qu’il est profondément troublant de reconnaître notre aliénation. Pourtant, nous insistons pour dire qu’il ne s’agit pas d’un problème mais d’un choix, la preuve non pas d’une crise mais d’un ensemble de valeurs progressistes.
C’est dans ce contexte qu’on peut trouver du sens dans les actions des manifestants d’aujourd’hui qui exigent avec colère le droit de faire leurs courses et de se réunir comme il leur plaît, alors même que des milliers de personnes continuent de mourir à cause du virus qui se propage toujours. La plupart des gens déclarent aux sondeurs qu’ils comprennent l’importance de maintenir une distance sociale jusqu’à ce que nous puissions reprendre le cours normal de nos vies. Mais les manifestants sont le reflet, même s’il s’agit ici d’un reflet déformé, comme dans une attraction de fête foraine, de l’individualisme bien ancré de notre société – tout comme le besoin désespéré de Donald Trump de triompher des autres représente une version exagérée du culte américain de la victoire. Ce qui importe le plus dans ce pays, c’est la liberté de chacun de faire ce qu’il veut, quand il veut ; cette exigence tend à l’emporter sur l’idée de communauté et le souci du bien-être des autres. Comme l’a récemment fait remarquer un commentateur, notre insistance sur la « liberté d’être dispensé de faire », plutôt que sur la « liberté de faire », rend les Américains ridicules et fait apparaître leur comportement comme pathologique aux yeux des habitants des autres pays du monde.
Ce qui n’est ni ridicule ni pathologique, cependant, c’est le désir que nous avons de vivre comme des agents autodéterminés ayant un impact significatif sur les choses qui nous affectent. En fait, c’est ce que les psychologues adhérant à la théorie de l’autodétermination -un cadre théorique permettant de comprendre la motivation[1]– identifient comme « l’autonomie », l’un des trois besoins humains fondamentaux. (Les autres sont le besoin connexion aux autres- et le besoin de compétence -le sentiment d’efficacité lorsque nous trouvons ou inventons des réponses à des questions personnelles importantes). Lorsque, comme l’a dit un des chercheurs cités précédemment, nous avons l’impression que nous ne sommes que des pions dans notre propre vie, que nous ne sommes pas « à l’origine » de ce qui nous arrive, notre santé psychologique – et même physique – risque d’en souffrir. C’est pourquoi l’anxiété et la dépression dont beaucoup de gens indiquent être atteints aujourd’hui résultent non seulement de l’insécurité financière, de la peur de la maladie et de l’isolement, mais aussi de notre impuissance face aux circonstances dans lesquelles nous nous trouvons. Et si nous sommes parents, cette impuissance peut se répercuter sur la façon dont nous traitons nos enfants[2].
Les personnes autonomes perçoivent leurs actions comme authentiques, intégrées, réalisées intentionnellement. Mais cela ne signifie pas qu’elles se considèrent comme indépendantes des autres ou s’inscrivent en opposition par rapport à une culture plus large. Cette distinction essentielle, souvent négligée, nous aide à comprendre que même les gens vivant dans des sociétés collectivistes ressentent le besoin d’autonomie[3]. L’individualisme égoïste, au contraire, n’est pas une caractéristique inéluctable de la « nature humaine ». Il représente plutôt un dévoiement de notre besoin d’avoir notre mot à dire sur ce qui nous arrive.
En réalité, lorsque des personnes ont été élevées sans que leur autonomie soit soutenue – du fait d’un contrôle excessif de leurs parents et de leurs enseignants – deux choses peuvent se produire. Elles peuvent, en grandissant et en se trouvant à leur tour en position d’autorité, tenter de dénier aux autres leur autonomie[4]. Et elles peuvent insister sur une version pervertie de l’autodétermination qui a plus à voir avec l’égoïsme. Si elles ont grandi en se sentant impuissantes, elles peuvent avoir tendance à la colère envers quiconque leur dit non. Elles risquent de considérer que toute restriction de leur liberté personnelle, même au bénéfice du plus grand nombre, équivaut à de la « tyrannie ». Elles pourraient insister pour dire que leur confort prime sur la vulnérabilité des personnes dont l’immunité est déficiente[5] : « Au diable leur sécurité ; je veux aller au bowling et me faire couper les cheveux, et maintenant ! »
Et, malheureusement, elles ne seront pas les seules. Ailleurs, leur comportement serait probablement critiqué et considéré comme immature et ignoble. Mais il peut attirer de nombreux likes, vues et retweets sur les réseaux sociaux, sympathies, des points de vue et des retweets, dans un pays qui a une histoire dans laquelle l’intérêt personnel, dans une perspective libertaire, et les gains financiers personnels ont été privilégiés par rapport aux liens sociaux et au bien-être collectif. D’où ce récent titre dans The Onion : « Le Dr Fauci[6] alerte sur les souffrances inutiles et les décès qui se produiront si on laisse l’Amérique continuer »[7].
Si notre premier défi est de distinguer autonomie et individualisme égoïste, notre second est de déterminer comment faire face à une situation déprimante où nous nous sentons, à juste titre, impuissants. Au moment où j’écris ces lignes, en mai 2020, plus de 300 000 décès ont été officiellement attribués au Covid-19, et les experts nous disent que le nombre réel est bien plus élevé. Cela entraîne la tentation de reporter notre anxiété en blâmant les responsables publics et les scientifiques qui s’efforcent de nous protéger.
Plus généralement, lors de crises prolongées, le psychiatre Sim King dit que les gens « se sentent écartelés entre la volonté de résister à la nouvelle réalité [et celle de s’y adapter] ». Ils peuvent se tourmenter en tentant de préserver un semblant de normalité [et] en décomptant les jours avant que tout redevienne comme avant – ce que beaucoup font maintenant ». Ou bien, ils peuvent finir par accepter leur manque de contrôle, faire uniquement des projets provisoires (car il se résignent à ce qu’ils puissent s’effondrer), et vivre simplement le moment présent. Cette dernière attitude – vivre en paix avec ce qui semble être hors de notre contrôle – semble adaptative et raisonnable. Mais elle fait aussi penser à la réaction que Martin Seligman a appelée, dans une expression devenue célèbre, « l’impuissance apprise » : dès lors que nous concluons que rien de ce que nous faisons ne pourra influer sur les choses, nous abandonnons et sombrons dans une dépression autodestructrice.
Vous vous souvenez de Sisyphe, condamné pour l’éternité à pousser son rocher vers le haut de la montagne pour ensuite le lâcher et le voir dévaler jusqu’en bas, et recommencer ? Dans la réinvention de ce mythe par Camus, le défi de Sisyphe – et son triomphe – consiste à faire face à l’absurde futilité de sa situation plutôt que de s’accrocher à l’espoir que son travail insensé et sans fin s’achève un jour, ou qu’il était finalement justifié. Il a compris qu’il n’était porteur d’aucune signification cachée et qu’il n’aboutirait à aucune résolution satisfaisante. Et en ce sens, « l’absence d’espoir… n’a rien à voir avec le désespoir », a défendu Camus ; elle indique plutôt une « conscience vigilante » et un refus de se mentir à soi-même.
L’essai de Camus s’est concentré sur ce qu’il a appelé la rébellion métaphysique. Il ne s’agissait pas de prendre position contre un ennemi politique ou une institution oppressive face auxquels le succès était possible. La situation de Sisyphe qu’il avait à l’esprit n’était rien d’autre que la condition humaine elle-même : la mort comme destin ultime et l’horrible vérité selon laquelle toutes les significations et toutes les valeurs sont créées par l’homme et donc faillibles, aussi fort que soit notre envie de croire qu’il en est autrement (par désespoir, pas parce que nous en aurions la preuve). Le point de vue de Camus renvoie aussi à certaines réalités de notre vie : l’importance de voir les choses avec clarté et de rejeter les invocations trop faciles à garder « espoir ».
Pensez-y ainsi : le mot « accepter » a deux significations très différentes : reconnaître que quelque chose est vrai, ou l’approuver comme étant souhaitable. Camus nous rappelle que nous devons « accepter » les réalités désagréables dans la première acception du terme (résister à l’envie pressante de les faire disparaître) mais pas dans le second sens (parce que nous ne devrions jamais cesser d’être indignés par ce qui est scandaleux)[8].
Pendant cette pandémie dévastatrice, nous devons d’une manière ou d’une autre faire un choix entre le déni, d’une part, et la passivité, d’autre part – ou au moins nous assurer qu’un sentiment d’impuissance ne contamine pas les autres domaines de notre vie. Cela commence par un engagement à adopter l’attitude de « conscience vigilante » prônée par Camus : faire de notre mieux pour comprendre précisément ce qu’il en est et à quoi on peut raisonnablement s’attendre, plutôt que de laisser notre vision être déformée par le désespoir…. ou par l’espoir[9]. Et peut-être pourrons-nous ensuite nous engager dans un effort collectif – l’engagement politique – en réaction aux décès évitables. Faire cela, c’est suivre l’évolution de la propre pensée de Camus, de celle du rebelle solitaire du Mythe de Sisyphe à ce qu’il a décrit plus tard (dans La Peste et dans son long essai non fictionnel L’homme révolté) comme une participation à une communauté, en agissant avec et pour les autres, contre un implacable ennemi.
La liberté consiste à nous empuissancer, à satisfaire notre besoin d’autonomie (et pas seulement le mien). C’est évidemment une lutte difficile que de retrouver un sentiment de contrôle sur les choses dans un moment comme celui-là. Mais au moins, nous pouvons veiller à ne pas confondre ce concept avec l’égoïsme ou l’auto-illusion.
[1] NDA : Au moment même où vous lisez ces lignes, la théorie de l’autodétermination sert de base à de nouvelles recherches pour aider à comprendre comment les gens fonctionnent en situation de pandémie.
[2] Des chercheurs s’inscrivant dans le cadre théorique de la théorie de l’auto-détermination ont montré (dans une étude belge de 2019) que lorsque les parents se sentent « sous pression, inadaptés et isolés », ils ont moins d’énergie pour s’occuper de leur enfant et sont plus susceptibles « d’imposer leurs propres objectifs à leur enfant » plutôt que de soutenir son autonomie. Et une étude canadienne de 2020 a montré que « lorsque les parents perçoivent des menaces dans l’environnement actuel et futur de leurs enfants, ils peuvent se sentir incités à avoir une attitude plus contrôlante envers leurs enfants », ce qui « peut affecter négativement la motivation des enfants ».
[3] Une revue de littérature de 2018 compilant une trentaine d’études a confirmé que la corrélation entre l’autonomie et le bonheur est aussi forte dans les sociétés de l’Ouest que dans celles de l’Est ; des recherches antérieures ont, quant à elles, montré que subir des pressions ou être « contrôlé » frustre le besoin universel de se conduire conformément à sa propre volonté – et que ce n’était pas moins vrai dans les sociétés non-occidentales.
[4] Les chercheurs ont découvert que « les individus qui doutent de leur propre pouvoir, lorsqu’ils sont placés en position d’autorité, sont les plus susceptibles de recourir à des tactiques de contrôle coercitives » (Daphne Blunt Bugental et al, « Who’s the Boss» , Journal of Personality and Social Psychology 72 [1997], p. 1298).
[5] Je ne veux pas laisser penser que c’est précisément ce qui se passe maintenant. Les manifestations contre les fermetures et la distanciation sociale sont motivées autre chose que l’individualisme et l’égoïsme. D’une part, il existe une forte tendance à la peur, bien compréhensible, et un réel désespoir financier. D’autre part, ces manifestations publiques sont également traversées par de détestables relents de racisme, l’exigence d’un accès aux armes sans restriction et des fantasmes conspirationnistes portés par l’extrême droite. Ces manifestations, rassemblant des foules majoritairement blanches, ont commencé à peu près au moment où il est devenu évident que les victimes du virus étaient, de façon disproportionnée par rapport à leur part dans la population générale, des personnes de couleur.
[6] Conseiller scientifique de Donald Trump.
[8] Dans son dernier roman, La peste (1947), Camus nous dit que l’épidémie qui tue les gens est « une situation absurde, mais… nous devons l’accepter telle qu’elle est » – c’est-à-dire la voir clairement – plutôt que de nous réfugier dans un espoir injustifié, la foi (qui est, par définition, une croyance sans preuve) ou la pensée magique. (Les informations ne sont pas « fausses » simplement parce que vous ne les aimez pas ; les rapports sur le risque de contagion et la mortalité ne servent pas à susciter artificiellement notre peur, même s’ils sont perturbants). Mais cela ne signifie pas qu’il faille « accepter » la situation dans l’autre acception du terme : « Il faut engager le combat » et quand bien même « les victoires ne seront jamais durables », ce n’est « pas une raison pour abandonner la lutte ». D’ailleurs, lorsque Camus parle de rébellion métaphysique, il ne propose pas que nous nous soyons furieux tout en étant impuissants, et que nous demeurions dans la négativité à vie. Il nous engage plutôt à embrasser la vie – à aimer, à créer, à affirmer, à « donner au néant ses couleurs » – mais à le faire comme dans une sorte de révolte, au mépris de l’insignifiance ultime de notre condition.
[9]Ailleurs, j’ai plaidé pour une réponse similaire, fondée sur la réalité, comme alternative non seulement à la négativité chronique, mais aussi à une posture injustifiée de gratitude indiscriminée.
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